Position du problème
La lettre ouverte de sa Majesté Busm Kéoog-naaba Koobo au premier ministre, publié dans l'Observateur paalga n°11187 du 7 octobre 2024 et intitulé « les fétiches ne sont pas obscurantistes », nous donne l'occasion de nous interroger sur une récente tendance ou une tentative d'interdire tout propos défavorable aux fétiches et aux sacrifices, sous le couvert de l'institution de la journée nationale des coutumes et des traditions.
Suite aux nombreuses réactions à son discours (https://www.youtube.com/watch?v=LDGYQUXsK1k), le premier ministre a présenté ses excuses à ceux qui ont été blessés ses propos et a précisé sa pensée (https://www.youtube.com/watch?v=g5NpQXW5E4I). On apprend au passage que dans l'entendement du gouvernement, la journée des coutumes et des traditions n'est pas une journée des fétiches. Néanmoins, le décret gouvernemental qui l'institue dédie cette journée à « la célébration du culte ancestral » et fait incomber « aux adeptes de la religion traditionnelle d'organiser leurs rites au cours de cette journée » (articles 3 et 5, https://lefaso.net/spip.php?article130072).
Les traditions et les coutumes désignent des réalités multiples et interdépendantes. Toutefois, dans cet article, nous ne parlerons pas des traditions et des coutumes en général, mais uniquement de l'aspect cultuel (religieux), précisément des fétiches et des sacrifices qui font polémique.
1. De la diversité des religions
Dieu est très certainement unique, car il est difficile de concevoir deux ou plusieurs êtres qui soient tous à la fois Créateurs, Tout-puissants, etc. Puisque beaucoup de religions croient en un seul Dieu, on pourrait conclure que nous avons le même Dieu. Toutefois, ce que chaque religion donne comme description de Dieu ainsi que les rites utilisés pour l'adorer sont assez différents et s'opposent parfois. Naturellement, ces diverses approches sur Dieu ne peuvent pas être toutes vraies à la fois.
Je me suis déjà longuement attardé sur les différences de croyance avec les protestants dans mon livre intitulé : « La foi catholique face aux doctrines protestantes ». Le livre disponible est à la Librairie Jeunesse d'Afrique, sur Amazon (https://amzn.eu/d/hLHOEHc), etc. Nous tentons de surmonter ces différences doctrinales à travers le dialogue « œcuménique ». L'Alliance Biblique est un bel exemple de coopération entre catholiques et protestants pour la promotion de la Bible.
Il y a aussi des différences entre catholicisme et islam. Les chrétiens croient en un seul Dieu qui est Trine, c'est-à-dire, qui est Père et Fils et Saint Esprit (Mt 28, 19). Le Fils Jésus-Christ est Dieu (Jn 1, 1). Il s'est fait chair (Jn 1, 14). Il a été crucifié, mis au tombeau et est ressuscité d'entre les morts (Mc 15). Il a établi la doctrine parfaite et définitive, et entre autres, il a mis fin à certaines pratiques qui avaient cours dans l'Ancien Testament : polygamie, divorce, ablutions, interdits alimentaires, etc. Il a promis la venue du Paraclet qui ne peut pas être un homme puisqu'il doit rester avec les chrétiens à jamais (Jn 14, 16). Le Paraclet est précisément le Saint Esprit descendu sur les Apôtres au jour de la Pentecôte (Ac 2). Après Jésus-Christ, en dehors des faux prophètes (2 P 2, 1-3), les chrétiens ne s'attendent pas à la venue d'un autre prophète ni à une autre révélation publique de Dieu (He 1, 1 ; Dei verbum, n°4). C'est pourquoi, Mahommed et le Coran n'ont pas été reconnus par les chrétiens comme venant de Dieu.
Au contraire, pour les musulmans, Dieu (Allah) est unique et Mahommed est son prophète par lequel est descendu le saint Coran 600 ans après Jésus-Christ. Pour eux, « il ne convient pas à Allah de S'attribuer un fils » (Coran 19, 35). Jésus n'est ni donc le Fils de Dieu (Coran 9, 30), ni Dieu lui-même (Coran 5, 72). Il n'est pas question de Trinité (Coran 5, 73). Jésus n'a pas été crucifié (Coran 4, 157). Il est un simple homme (Coran 3, 59), un simple prophète (Nabi Issa).
Chacun sait ce que l'autre prêche librement dans son église ou dans sa mosquée, et qui pourrait être considéré comme hautement scandaleux, gravement injurieux et blasphématoire de part et d'autre. Cela ne nous empêche pas de surmonter les difficultés pour vivre au jour le jour en frères. En langage codé, nous sommes même organisés en « équipe A » et en « équipe B », tous unis pour déguster les bonnes choses sorties du four. Le mouton au four bien entendu.
Au sujet des fétiches et des sacrifices, certains membres de la religion traditionnelle considèrent qu'ils « respectent » ou « tolèrent » le catholicisme, c'est-à-dire concrètement, qu'ils n'ont pas de discours sur le catholicisme. Par conséquent, ils voudraient que les chrétiens, en retour, ne se prononcent pas sur leurs pratiques. Le respect, compris comme interdiction de penser, de s'exprimer ou de professer sa foi est difficilement acceptable.
2. Les fétiches et les sacrifices en question
Depuis quelques années, on constate une grande susceptibilité lorsqu'il est question de fétiches et de sacrifices. En 2021, c'est la médiatisation de fétiches ramenés volontairement par des chrétiens lors d'une campagne d’évangélisation, à la paroisse de Gounghin, qui provoque un tollé national qui s'est estompé par la suite (https://lefaso.net/spip.php?article104179).
En mai dernier, l'abbé Blaise BICABA, lors d'une campagne d'évangélisation, répond à une question d'un fidèle où il qualifie la pratique des fétiches et des sacrifices de démoniaque. Cette fois-ci, – parce que ce n'est pas la première fois –, sa déclaration a donné lieu à plusieurs vidéos virales dans lesquelles les auteurs indignés, considérant que les ancêtres ont été offensés, ont fixé un ultimatum pour se rétracter, proféré des intimidations, des menaces de subir une réplique hostile des fétiches, etc.
Récemment, c'est un extrait d'une déclaration du premier ministre pour qui le recours aux superstitions, au maraboutage et aux fétiches sont des éléments de l'obscurantisme (https://www.youtube.com/watch?v=JJTSsMg2gdU) qui lui valent une lettre ouverte de sa Majesté, ministre du Dima du Busma (https://lefaso.net/spip.php?article133320).
Dans ce contexte, nous nous inquiétons si nous avons encore le droit, même dans le cadre d'activités religieuses (messes, catéchèse, campagnes d'évangélisation, etc., qui sont relayés sur les médias et les réseaux sociaux), d'exhorter les fidèles à ne pas recourir aux fétiches et aux sacrifices, ou en s'en départir comme l'exige le premier commandement, en nous appuyant sur certains passages bibliques tels que :
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« Ce qu'on immole, c'est à des démons et à ce qui n'est pas Dieu qu'on l'immole. Or, je ne veux pas que vous entriez en communion avec les démons. Vous ne pouvez boire la coupe du Seigneur et la coupe des démons ; vous ne pouvez participer à la table du Seigneur et à la table des démons. Ou bien voudrions-nous provoquer la jalousie du Seigneur ? Serions-nous plus forts que lui ? » (1 Co 10, 16-22)
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« On ne trouvera chez toi personne qui fasse passer au feu son fils ou sa fille, qui pratique divination, incantation, mantique ou magie, personne qui use de charmes, qui interroge les spectres et devins, qui invoque les morts. Car quiconque fait ces choses est en abomination à Yahvé ton Dieu » (Dt 18, 10-12) ;
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« Qui sacrifie à d'autres dieux sera voué à l'anathème » (Ex 22, 19).
Devrions-nous supprimer ces passages de nos bibles ? Pourrions-nous désormais, sans frustrer l'opinion nationale, inviter nos fidèles, lorsqu'ils découvrent que quelqu'un a déposé un fétiche ou fait un sacrifice devant leur concession, à faire une aspersion d'eau bénite (et non de potasse) et de s'en départir, sans peur ? Et par conséquent, les inviter à s'attacher exclusivement celui qui donne la vertu à l'eau bénite, Jésus-Christ, le seul qui peut assurer efficacement notre protection et qui a dit : « Je vous envoie comme des brebis au milieu des loups » (Mt 10, 16). Mieux : « Ils te combattront, mais ne pourront rien contre toi, car je suis avec toi pour te délivrer » (Jr 1, 19).
Pourrions-nous encore faire remarquer, sans être « vitrifiés », qu'au quotidien, ceux qui veulent nuire à leurs prochains, bloquer leurs activités, les empêcher de réussir, les envoûter, provoquer des accidents, des malheurs, la folie, etc., n'ont pas recours à la prière du Rosaire, à des neuvaines ou encore à des demandes de messe ? « Si quelqu'un dit : "J'aime Dieu" et qu'il déteste son frère, c'est un menteur : celui qui n'aime pas son frère, qu'il voit, ne saurait aimer le Dieu qu'il ne voit pas. Oui, voilà le commandement que nous avons reçu de lui : que celui qui aime Dieu aime aussi son frère » (1 Jn 4, 20-21).
Nos autorités politiques, qui œuvrent au bien de tous les Burkinabè sans exception, ont voulu instaurer une journée des coutumes et des traditions célébrée le 15 mai de chaque année, qui a pour objectifs « de réaffirmer la laïcité de l’État, d'offrir aux adeptes de la religion traditionnelle un cadre de promotion des valeurs et des pratiques ancestrales, de susciter une communion fraternelle entre adeptes de la religion traditionnelle et la population » (article 2). Le décret n'exige pas que le reste de la population s'adonne aux fétiches et aux sacrifices des ancêtres, encore moins n'oblige personne (y compris les ministres pris individuellement) à changer de conviction sur ces pratiques, mais invite seulement à manifester une communion fraternelle avec les membres de la religion traditionnelle.
Cela ne doit pas nous offusquer outre mesure si un ministre venait à déclarer que Dieu n'existe pas et que la religion, c'est l'opium du peuple. Cette attitude philosophique et religieuse est bien connue. Dans le cas d'espèce, il est légitime pour celui qui a une opinion contraire de contre-argumenter, sans nul besoin de menaces ou d'indignation. Cet exercice s'appelle l'apologétique : « Soyez toujours prêts à la défense contre quiconque vous demande raison de l'espérance qui est en vous. Mais que ce soit avec douceur et respect » (1 P 3, 15-16).
Toutefois, une dérive dangereuse peut se mêler à l'apologétique. Sa Majesté Busm Kéoog-naaba Koobo s'est exprimé ainsi : « Humblement et sagement, les garants des coutumes et des traditions, utilisateurs de fétiches, demandent au Premier ministre de reconnaître la nature inacceptable de ses propos et de réparer le tort afin de ne pas donner raison à des indélicats pour traîner les fétiches dans la boue. Pour la paix et la cohésion sociale, le chef du gouvernement connaît les voies coutumières et traditionnelles pour remettre les choses à l'endroit et tourner la page à cet incident. Cela donnera plus d'autorité au gouvernement pour sanctionner les dérapages réguliers contre les coutumes et les traditions. Les fétiches ont besoin de la protection de l’État. »
En clair, ce qui est visé in fine par cette supplique, c'est la censure et même la sanction pénale de tout discours contre les fétiches, dans un État laïc s'il vous plaît. Il est temps pour nous de tirer la sonnette d'alarme ! Nous sommes dans un monde pluriel où les opinions religieuses s'opposent sur divers points sensibles comme exposé plus haut. Dès lors qu'on ne supporte plus que l'autre ait une conviction religieuse contraire à la sienne, il faut s'attendre à des guerres de religions comme dans l'histoire. Pas seulement dans le passé : la RTB a plusieurs fois diffusé des témoignages de terroristes repentis qui déclarent avoir été persuadés, dans leur lieu de culte, de s'enrôler pour défendre leur religion. Qu'est-ce qui est fait pour empêcher que cela ne continue, et pour éviter cela à l'avenir, pour toutes les religions ? Nous n'avons pas du tout besoin de guerres de religion dans notre pays. Les ancêtres mêmes nous en voudront.
3. Le retour aux sources en question
Il ne nous revient pas de juger nos ancêtres. Ils étaient profondément religieux. Dans la langue mooré par exemple, même les simples souhaits (à demain, meilleure santé, rentre bien, etc.) sont sous forme de prière, preuve que les ancêtres avaient conscience que sans Dieu, l'Être suprême, nous ne pouvons rien faire. Ils ont donc cherché Dieu de tout leur cœur et lui ont rendu un culte à travers divers rites que nous appelons aujourd'hui les religions traditionnelles.
« L’Église catholique ne rejette rien de ce qui est vrai et saint dans ces religions. Elle considère avec un respect sincère ces manières d’agir et de vivre, ces règles et ces doctrines qui, quoiqu’elles diffèrent sous bien des rapports de ce qu’elle-même tient et propose, cependant reflètent souvent un rayon de la vérité qui illumine tous les hommes. Toutefois, elle annonce, et elle est tenue d’annoncer sans cesse, le Christ qui est "la voie, la vérité et la vie", dans lequel les hommes doivent trouver la plénitude de la vie religieuse et dans lequel Dieu s’est réconcilié toutes choses (Jn 14, 6) » (Nostra aetate, n°2).
Avec la montée du kémitisme, certaines voies se lèvent pour prétendre que l'Afrique se développerait s'il y a un retour aux sources, notamment un retour à la religion des ancêtres. À ce propos, plusieurs observateurs relèvent à juste titre que malgré nos fétiches, nous avons subi l'esclavage, la colonisation, la néo-colonisation, le pillage de nos ressources, l'imposition du Franc CFA, etc. De plus, combien de projets de développement ont échoué lamentablement dans des zones où la quasi-totalité voire la totalité des habitants pratiquaient la religion traditionnelle ? Les raisons sont peut-être à chercher ailleurs. Avant la célébration de la fête de l'indépendance à Manga, les ressortissants qui osaient commencer la construction d'une belle maison avaient leur espérance de vie réduite à quelques semaines, et tout le monde sait comment. Le plus sceptique des rationalistes peut aller au siège du FESPACO à Ouagadougou, pour se rendre compte que s'il y a là deux tours jumelles, c'est qu'un ancien site de sacrifices peut ne plus être propice à la construction de bâtiments publics.
Ces dernières années, on constate que ceux qui étaient craints à cause de leurs fétiches n'ont pas pu utiliser leurs pouvoirs contre les terroristes, mais se sont déplacés, en même temps que les adeptes d'autres religions. Les premiers avaient pu pourtant utiliser leurs pouvoirs pour entre autres mystifier, régler des comptes à leurs opposants, par exemple dans des conflits fonciers ou dans la course à la chefferie. Paradoxalement, le ministre Bassolma BAZIE dont nous saluons le discours patriotique et historique à l'ONU, a plusieurs fois publiquement invité les détenteurs de fétiches à les mettre en valeur afin d'affronter les terroristes armés. On se souvient également de son tapage médiatique autour du drame de la mine de Perkoa.
Il est heureux de constater que sa Majesté Busm Kéoog-naaba Koobo, bien avisé de ces questions, refuse que l'on attribue aux fétiches un rôle qui n'est pas le leur. Il écrit : « N'imputons pas aux fétiches les échecs face à la colonisation et les difficultés face aux attaques terroristes. "Aide-toi et le ciel t'aidera". Il faut également noter qu'aucune valeur, fut-elle coutumière ne prétend à elle seule résoudre dans l'absolu les problèmes dans la société. Il y a des conditions à remplir et des limites matérielles dont il faut tenir compte pour réussir. Pour le Burkina Faso, cela passe inéluctablement par l'union sacrée et par l'unité nationale. La Nation, c'est l'ensemble des communautés ». Voilà qui est bien dit.
L’Évangile est arrivé au Burkina en 1900. Pendant plus d'un siècle, chrétiens et membres des religions traditionnelles ont vécu ensemble, en se rendant mutuellement service, sans que l'emploi du mot « fétiche » ne devienne un problème national. Ce n'est pas nouveau : les uns ont toujours ouvertement défendu les fétiches et les sacrifices à leurs fidèles. Les autres les ont toujours pratiqués et proposés à qui le voudrait. Dans la pratique, il y a des chrétiens qui, par manque de foi, « font le tour » selon leur propre expression, et qui reviennent quand ils sont fatigués et désillusionnés par les résultats promis non réalisés, et pour lesquels ils ont déboursé beaucoup d'argent. D'autres font du syncrétisme, essayant de vivre selon les deux systèmes religieux en même temps. Il y a également des membres des religions traditionnelles qui demandent le baptême. Il y a aussi dans nos villages, des gens qui ne sont ni chrétiens ni musulmans mais qui refusent les fétiches. Et la vie est belle.
Dans le cas où la journée des coutumes et des traditions n'est pas en réalité une journée des fétiches, conformément aux dires du premier ministre, plusieurs actions pourraient être menées où tous les Burkinabè pourraient se sentir concernés, ceux qui pratiquent les fétiches et les sacrifices, ceux qui ne les pratiquent pas, ainsi que ceux qui les trouvent obscurantistes. Par exemple, un panel pourrait préciser le principe de la laïcité de l’État, et un autre mettre en exergue le droit traditionnel et coutumier comme source de droit pour nos pays. Dans le moogo, certains éléments du keogo qui n'impliquent pas les fétiches sont à valoriser. C'est une école de la vie où l'on apprend les valeurs culturelles et les vertus (honnêteté, respect des aînés et du prochain, sens de l'accueil, etc.).
Dans 100 ans nous seront du cercle des ancêtres dont on discute les sacrifices maintenant. En attendant, tâchons d'être de bons futurs ancêtres.
Abbé Kizito NIKIEMA